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qu'il y a de changeant et de proprement durable dans la durée a été mis au
compte de la multiplicité des moments. Cette unité, à mesure que j'en appro-
fondirai l'essence, m'apparaîtra donc comme un substrat immobile du
mouvant, comme je ne sais quelle essence intemporelle du temps c'est ce
que j'appellerai l'éternité, éternité de mort, puisqu'elle n'est pas autre chose
que le mouvement vidé de la mobilité qui en faisait la vie. En examinant de
près les opinions des écoles antagonistes au sujet de la durée, on verrait
qu'elles diffèrent simplement en ce qu'elles attribuent à l'un ou à l'autre de ces
deux concepts une importance capitale. Les unes s'attachent au point de vue
du multiple ; elles érigent en réalité concrète les moments distincts d'un temps
qu'elles ont pour ainsi dire pulvérisé ; elles tiennent pour beaucoup plus
artificielle l'unité qui fait des grains une poudre. Les autres érigent au
contraire l'unité de la durée en réalité concrète. Elles se placent dans l'éternel.
Mais comme leur éternité reste tout de même abstraite puisqu'elle est vide,
comme c'est l'éternité d'un concept qui exclut de lui, par hypothèse, le concept
opposé, un ne voit pas comment cette éternité laisserait coexister avec elle une
multiplicité indéfinie de moments. Dans la première hypothèse on a un monde
suspendu en l'air, qui devrait finir et recommencer de lui-même à chaque
instant. Dans la seconde on a un infini d'éternité abstraite dont on ne
comprend pas davantage pourquoi il ne reste pas enveloppé en lui-même et
comment il laisse coexister avec lui les choses. Mais, dans les deux cas, et
quelle que soit celle des deux métaphysiques sur laquelle on s'est aiguillé, le
temps apparaît du point de vue psychologique comme un mélange de deux
abstractions qui ne comportent ni degrés ni nuances. Dans un système comme
Henri Bergson, La pensée et le mouvant Essais et conférences. 115
dans l'autre, il n'y a qu'une durée unique qui emporte tout avec elle, fleuve
sans fond, sans rives, qui coule sans force assignable dans une direction qu'on
ne saurait définir. Encore n'est-ce un fleuve, encore le fleuve ne coule-t-il que
parce que la réalité obtient des deux doctrines ce sacrifice, profitant d'une
distraction de leur logique. Dès qu'elles se ressaisissent, elles figent cet
écoulement soit en une immense nappe solide, soit en une infinité d'aiguilles
cristallisées, toujours en une chose qui participe nécessairement de l'immo-
bilité d'un point de vue.
Il en est tout autrement si l'on s'installe d'emblée, par un effort d'intuition,
dans l'écoulement concret de la durée. Certes, nous ne trouverons alors aucune
raison logique de poser des durées multiples et diverses. À la rigueur il pour-
rait n'exister d'autre durée que la nôtre, comme il pourrait n'y avoir au monde
d'autre couleur que l'orangé, par exemple. Mais de même qu'une conscience à
base de couleur, qui sympathiserait intérieurement avec l'orangé au lieu de le
percevoir extérieurement, se sentirait prise entre du rouge et du jaune, pres-
sentirait même peut-être, au-dessous de cette dernière couleur, tout un spectre
en lequel se prolonge naturellement la continuité qui va du rouge au jaune,
ainsi l'intuition de notre durée, bien loin de nous laisser suspendus dans le
vide comme ferait la pure analyse, nous met en contact avec toute une conti-
nuité de durées que nous devons essayer de suivre soit vers le bas, soit vers le
haut : dans les deux cas nous pouvons nous dilater indéfiniment par un effort
de plus en plus violent, dans les deux cas nous nous transcendons nous-
mêmes. Dans le premier, nous marchons à une durée de plus en plus épar-
pillée, dont les palpitations plus rapides que les nôtres, divisant notre
sensation simple, en diluent la qualité en quantité : à la limite serait le pur
homogène, la pure répétition par laquelle nous définirons la matérialité. En
marchant dans l'autre sens, nous allons à une durée qui se tend, se resserre,
s'intensifie de plus en plus : à la limite serait l'éternité. Non plus l'éternité
conceptuelle, qui est une éternité de mort, mais une éternité de vie. Éternité
vivante et par conséquent mouvante encore, où notre durée à nous se
retrouverait comme les vibrations dans la lumière, et qui serait la concrétion
de toute durée comme la matérialité en est l'éparpillement. Entre ces deux
limites extrêmes l'intuition se meut, et ce mouvement est la métaphysique
même.
Il ne peut être question de parcourir ici les diverses étapes de ce
mouvement. Mais après avoir présenté une vue générale de la méthode et en
avoir fait une première application, il ne sera peut-être pas inutile de formuler,
en termes aussi précis qu'il nous sera possible, les principes sur lesquels elle
repose. Des propositions que nous allons énoncer, la plupart ont reçu, dans le
présent travail, un commencement de preuve. Nous espérons les démontrer
plus complètement quand nous aborderons d'autres problèmes.
I. Il y a une réalité extérieure et pourtant donnée immédiatement à notre
esprit. Le sens commun a raison sur ce point contre l'idéalisme et le réalisme
des philosophes.
Henri Bergson, La pensée et le mouvant Essais et conférences. 116
II Cette réalité est mobilité 1. Il n'existe pas de choses faites, mais
seulement des choses qui se font, pas d'états qui se maintiennent, mais
seulement des états qui changent. Le repos n'est jamais qu'apparent, ou plutôt
relatif. La conscience que nous avons de notre propre personne, dans son
continuel écoulement, nous introduit à l'intérieur d'une réalité sur le modèle de
laquelle nous devons nous représenter les autres. Toute réalité est donc
tendance, si l'on convient d'appeler tendance un changement de direction à
l'état naissant.
III. Notre esprit, qui cherche des points d'appui solides, a pour principale
fonction, dans le cours ordinaire de la vie, de se représenter des états et des
choses. Il prend de loin en loin des vues quasi instantanées sur la mobilité
indivisée du réel. Il obtient ainsi des sensations et des idées. Par là il substitue
au continu le discontinu, à la mobilité la stabilité, à la tendance en voie de
changement les points fixes qui marquent une direction du changement et de
la tendance. Cette substitution est nécessaire au sens commun, au langage, à la
vie pratique, et même, dans une certaine mesure que nous tâcherons de
déterminer, à la science positive. Notre intelligence, quand elle suit sa pente
naturelle, procède par perceptions solides, d'un côté, et par conceptions
stables, de l'autre. Elle part de l'immobile, et ne conçoit et n'exprime le
mouvement qu'en fonction de l'immobilité. Elle s'installe dans des concepts
tout faits, et s'efforce d'y prendre, comme dans un filet, quelque chose de la
réalité qui passe. Ce n'est pas, sans doute, pour obtenir une connaissance
intérieure et métaphysique du réel. C'est simplement pour s'en servir, chaque
concept (comme d'ailleurs chaque sensation) étant une question pratique que
notre activité pose à la réalité et à laquelle la réalité répondra, comme il
convient en affaires, par un oui ou par un non. Mais, par là, elle laisse
échapper du réel ce qui en est l'essence même.
IV. Les difficultés inhérentes à la métaphysique, les antinomies qu'elle
soulève, les contradictions où elle tombe, la division en écoles antagonistes et
les oppositions irréductibles entre systèmes, viennent en grande partie de ce
que nous appliquons à la connaissance désintéressée du réel les procédés dont
nous nous servons couramment dans un but d'utilité pratique. Elles viennent
principalement de ce que nous nous installons dans l'immobile pour guetter le
mouvant au passage, au lieu de nous replacer dans le mouvant pour traverser
avec lui les positions immobiles. Elles viennent de ce que nous prétendons
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